Extrait :
Emmanuel Macron déteste les privilèges des grands commis de la République. Leur entre-soi mortifère aussi. C’est ce qu’il dit, en tout cas. Dans son livre de campagne, Révolution, il fulmine contre « les hauts fonctionnaires [qui] se sont constitués en caste ». « Il n’est plus acceptable, ajoute-t-il, qu’ils continuent à jouir de protections hors du temps. » Fort bien.
Seulement voilà : son univers – la Macronie – est peuplé de ces intouchables d’État. Ces élites administratives – inspecteurs des Finances, conseillers d’État ou ingénieurs du corps des Mines – qui, aujourd’hui, profitent de tout, sans prendre le moindre risque. Des avantages du public et de l’argent du privé. Des prébendes de l’Ancien Monde et des « opportunités » du Nouveau.
Lorsque j’ai commencé cette enquête sur les très hauts fonctionnaires, Emmanuel Macron n’était encore qu’un jeune ministre remuant. Un électron libre qui ne semblait représenter que lui-même. Mais, tandis que je progressais dans ce monde à la fois immuable et en plein bouleversement, et qu’en même temps sa candidature prenait corps, une évidence m’est apparue. Emmanuel Macron était l’incarnation, le porte-drapeau – la bouée de sauvetage, peut-être – du groupe que j’étais en train d’étudier, cette nouvelle noblesse d’État, dont les mœurs me sidéraient chaque jour davantage.
Au cours de cette plongée, j’ai interrogé plus d’une centaine de très hauts fonctionnaires. La majorité d’entre eux parlent avec une candeur étonnante de leurs privilèges démesurés et de leur façon de mettre l’État à leur profit ; d’autres se confient sous couvert de l’anonymat de peur de mettre leur carrière en péril. Plusieurs, écœurés par le fonctionnement de cette « caste » moins encline à servir qu’à se servir, m’ont confié des documents confidentiels afin de lever un coin de voile sur cette omerta. Certains ministres, enfin, m’ont parlé on ou off. Ils m’ont raconté leur grande difficulté à contrôler une supertechnocratie de plus en plus puissante.
Bien sûr, beaucoup de très hauts fonctionnaires ont la passion de l’État qu’ils servent avec désintéressement. Mais je ne m’attendais pas à découvrir un tel déclin de l’esprit public, un tel mépris des règles éthiques, notamment chez ceux qui sont censés les personnifier.
Des femmes et hommes politiques, diplômés de l’École nationale d’administration (ENA), qui s’accrochent à leur statut privilégié de haut fonctionnaire au risque d’exaspérer les électeurs encore plus.
Des conseillers d’État, gardiens ultimes du droit public, qui monnayent leurs carnets d’adresses et leur connaissance intime de l’appareil administratif en devenant avocats d’affaires ou lobbyistes. Puis reviennent dans la fonction publique profiter à vie de leur statut exorbitant... sans que personne les inquiète.
Des hauts fonctionnaires de Bercy qui, après avoir gagné plus de 200 000 euros par an dans leur administration, se font recruter par de grands groupes privés pour révéler les fragilités de la loi fiscale... qu’ils ont parfois eux-mêmes rédigée !
Des membres de la Cour des comptes qui se répartissent les postes dans les établissements culturels les mieux rémunérés, qu’ils sont censés contrôler. D’autres qui deviennent consultants privés pour aider au démantèlement de... l’État.
Des inspecteurs des Finances (comme Macron...) qui deviennent banquiers d’affaires et vendent, très cher, leurs conseils à leur ancienne administration... pour y retourner quelques années plus tard.
Des énarques dont les erreurs de gestion coûtent des centaines de millions d’euros aux contribuables, qui ne sont jamais sanctionnés... mais souvent promus.
Des chefs de grands corps qui mènent des combats acharnés en coulisses contre des ministres de la République afin de conserver leurs pouvoirs et leur influence... et qui y parviennent.
Des couples d’énarques, de plus en plus nombreux, au sein desquels les époux se font la courte échelle tout au long de leur carrière... avec succès.
Emmanuel Macron n’ignore rien de ces pratiques parfois scandaleuses. Rien non plus du poids considérable, excessif, de ces intouchables dans la vie publique et économique de notre pays. Parce qu’il vient de ce monde, il serait le plus à même de le réduire. À moins qu’il ne soit, au contraire, le plus tenté de le perpétuer.
« Vous allez tuer la République ! »
10 mai 2017, 15 heures. Annick Girardin vient d’assister au dernier Conseil des ministres de l’ère Hollande. Pourtant elle est radieuse : ce matin, elle a remporté une petite victoire. Contre les intouchables. Ce n’est pas tous les jours.
« En sortant de l’Élysée, Jean-Pierre Jouyet [secrétaire général de la présidence] m’a prise par le bras et m’a glissé à l’oreille : “Tu as vu ? Ton foutu décret est sorti ce matin au Journal officiel...” Évidemment que j’avais vu ! Jusqu’au bout, jusqu’aux dernières heures du quinquennat, ses amis des grands corps d’État et lui se sont battus contre ! » raconte Annick Girardin avec délectation.
Il fait un temps magnifique. Elle propose que l’on s’installe dans les jardins de son ministère, chargé de la Fonction publique, un élégant hôtel particulier, rue Grenelle. « Mon idée était simple, poursuit-elle, l’ENA et Polytechnique ne sont pas là pour former les futures élites des entreprises privées mais des hauts fonctionnaires. Je voulais donc lutter contre le “pantouflage” des jeunes diplômés, notamment ceux sortis dans “la botte” [les quinze premiers à l’ENA], leur imposer de rester longtemps dans cet État qui a payé leurs études, 85 000 euros par an ! C’est la moindre des choses, non ? »
« Hollande m’a dit : “Tu vas avoir des ennuis...” »
Son projet initial fait hurler à la mort les grands corps de l’État. « Au début, je me suis battue pour contraindre tous les jeunes hauts fonctionnaires à servir dans l’administration au minimum dix ans sans discontinuer, au lieu des quatre prévus jusque-là, raconte Annick Girardin. S’ils partaient dans le privé avant ces dix ans, ils auraient été rayés de la fonction publique et contraints de rembourser leur “pantoufle”. Quand j’ai présenté cette idée au Premier ministre Manuel Valls à l’été 2016, il m’a lancé en souriant : “Bon courage !” François Hollande, lui, m’a dit : “Tu vas avoir des ennuis, mais je te suis.” Et, de fait, ça n’a pas été simple... »
La résistance s’organise aussitôt. À Bercy surtout. Les inspecteurs des Finances font bloc. Avec, en tête, l’inévitable Jean-Pierre Jouyet. Le puissant corps des Mines aussi est très remonté.
Sous la pression, Annick Girardin doit reculer. Elle propose un décret qui coupe la poire en deux. Les hauts fonctionnaires ont toujours le droit de partir dans le privé au bout de quatre ans, mais leur premier « pantouflage » ne peut durer plus de quatre ans. Après, ils doivent réintégrer l’administration pendant au moins six ans avant de pouvoir retourner dans le privé pour une durée maximale de six ans. Une mini-révolution pour la noblesse d’État. « J’ai obtenu un feu vert politique, raconte Annick Girardin. Ça s’est réglé entre deux poids lourds du gouvernement : Michel Sapin [à l’Économie et aux Finances], qui s’y opposait, et Ségolène Royal [à l’Environnement], qui me soutenait. » Mais les grands corps ne s’avouent pas vaincus.
Les manœuvres dilatoires de Bercy
« Jusqu’au dernier moment, ils ont utilisé tous leurs verrous administratifs pour faire échouer la réforme, peste Annick Girardin. Le décret est sorti du Conseil d’État le 2 mai 2017, prêt à être publié. Mais Bercy a cru qu’il était encore possible de le bloquer en le gardant sous le coude. » Comment ? En imposant un double paraphe du texte.
Autrement dit, alors que la République s’apprête à changer de président, que les partis traditionnels sont moribonds, une seule question obsède la haute administration : le décret sur le pantouflage peut-il être validé avec la seule signature d’Annick Girardin, ou peut-on exiger qu’il soit contresigné par son homologue des Finances ? « Dans ce cas, explique l’intéressée, il aurait suffi, pour enterrer mon texte, que Michel Sapin le “coude”, comme on dit dans les cabinets ministériels, au-delà du dernier Conseil des ministres. Et le tour aurait été joué. »
Bercy lance sa manœuvre dilatoire. Il sollicite l’avis du secrétaire général du gouvernement (SGG), Marc Guillaume, au sujet de la double signature, si vitale pour l’avenir du pays...
Annick Girardin redoute que le SGG, très hostile au décret, ne fasse, lui-même, traîner sa propre décision. « Alors je suis allée voir le Premier ministre, Bernard Cazeneuve, rapporte-t-elle. Je lui ai demandé de ne pas attendre l’avis du SGG, qui n’est que consultatif, et de promulguer le décret. Il l’a fait la veille du dernier Conseil des ministres... » Ouf !
Déclaration de guerre contre les intouchables
Annick Girardin savoure cette petite victoire comme une vengeance. Un an auparavant, elle a dû, la mort dans l’âme, enterrer un projet de sa prédécesseure, Marylise Lebranchu. L’intrépide Bretonne voulait modifier les règles d’accès aux grands corps. Une réformette pour le commun des mortels. Un cataclysme pour le Conseil d’État, l’inspection des Finances et la Cour des comptes
– ces intouchables de la République si attachés aux attributs et aux privilèges de leur caste. Mal lui en a pris.
Chaque année, ces trois grands corps ont le droit de recruter un quota d’étudiants de l’ENA parmi ceux qui sont sortis « dans la botte ».
« Je voulais modifier ce “droit de tirage”, comme on dit, raconte Marylise Lebranchu. Pour placer, par exemple, quelques meilleurs éléments au ministère de l’Environnement ou aux Affaires sociales. Quand je lui ai expliqué mon projet, l’un des chefs de ces grands corps m’a lancé, outré : “Mais, madame, vous allez tuer la République !” Rien que ça ! »
Elle ne tremble pas. À l’été 2015, elle propose de réduire le « droit de tirage » du Conseil d’État, de l’inspection des Finances et de la Cour des comptes. Son but : passer de cinq à deux chacun par an. Leur cauchemar.
« François Hollande m’a dit “vas-y”, le Premier ministre aussi, alors j’ai foncé », poursuit-elle. Mais elle sous-estime le pouvoir souterrain des quatre piliers de la haute administration : « Le vice-président du Conseil d’État, le patron de la Cour des comptes, le secrétaire général de l’Élysée et le SGG se voient tout le temps. C’est à cause d’eux que j’ai perdu le contrôle de cette réforme... »
Elle ajoute : « J’aurais dû voir venir le coup : un jour, j’évoque la question des grands corps en Conseil des ministres. À la fin, je croise Jean-Pierre Jouyet qui me dit, mi-figue, mi-raisin : “Occupe-toi de qui tu veux, mais pas touche à l’inspection, à la Cour et au Conseil d’État !” »
La bande des quatre fait de la résistance
Marylise Lebranchu est battue à plate couture. À la fin de l’été 2015, après une guérilla constante menée par la bande des quatre, elle est lâchée par l’Élysée et Matignon. Pour sauvegarder les apparences, les chefs de l’exécutif décident de réduire le droit de tirage des grands corps, mais seulement de un au lieu des trois proposés. Et surtout de ne le faire qu’une seule fois, en décembre 2015.
De fait, l’année suivante, le Premier ministre redonne leurs cinq énarques à l’inspection, au Conseil et à la Cour.
Et, en juin 2017, le nouveau chef du gouvernement, le maître des requêtes au Conseil d’État Édouard Philippe, s’empresse de signer un arrêté qui annonce un droit de tirage inchangé...
Un texte préparé par son directeur de cabinet et ami, Benoît Ribadeau-Dumas, issu du même grand corps. « Tout ça pour ça ! soupire l’un des acteurs de l’imbroglio. Une telle bagarre au sommet de l’État au sujet d’une dizaine de jeunes gens et pour qu’au final rien ne change, c’est pathétique ! »
Malgré tout, François Hollande veut sauver la face de Marylise Lebranchu. En échange de cette capitulation, il l’autorise à créer un comité chargé de réfléchir, une fois encore, à l’affectation des étudiants à la sortie de l’ENA. Elle monte tout en secret, ne prévient aucun chef de corps... et patauge. Elle sollicite plusieurs personnalités. Certaines refusent de participer à sa commission, notamment l’énarque Florence Parly, future ministre des Armées d’Emmanuel Macron, alors cadre dirigeante à la SNCF.
« Finalement le comité ne comportait qu’un ancien directeur de l’ENA et quelques retraités, raconte l’une de ses proches à l’époque. Et ils devaient travailler dans l’ombre... C’était n’importe quoi ! » D’autant que l’information finit par fuiter.
À cause d’une négligence vaudevillesque : sur l’agenda public de Marylise Lebranchu, un conseiller a inscrit une rencontre entre la ministre et la commission en question ! « Quand Jean-Marc Sauvé [le vice-président du Conseil d’État], Didier Migaud [patron de la Cour des comptes], Nathalie Loiseau [la directrice de l’ENA] et les autres ont découvert le pot aux roses, ils se sont déchaînés », souffle la même source.
Le comité secret contre les grands corps
Le 30 novembre 2015, le comité de réflexion, divisé, remet ses conclusions à la ministre. Cette note de six pages est toujours secrète. Je l’ai consulté. Elle avance une idée explosive : dynamiter les grands corps. Comment ? En les fusionnant avec des plus « petits » : celui de la Cour des comptes avec celui des chambres régionales ; celui du Conseil d’État avec celui des tribunaux administratifs ; les trois grandes inspections – celles des Finances, des Affaires sociales et de l’Administration – seraient, elles, fondues en une seule dépendant de Matignon. L’humiliation suprême.
Quand tout cela est divulgué dans la presse spécialisée, la bande des quatre s’affole. Les attentats du Bataclan et des terrasses parisiennes viennent tout juste de se produire. La France entre dans l’état d’urgence. Mais les quatre s’attellent, eux, à la défense... de leur caste. Ils font le siège de l’Élysée et de Matignon. Et obtiennent vite gain de cause. Car, alors que l’unité nationale est menacée, le président et le Premier ministre n’entendent pas entrer en guerre avec la très haute administration. Ils enterrent donc la note. Les intouchables respirent.
« Être privilégié à vie, sur un coup de dés ! »
Mais Marylise Lebranchu ne s’avoue pas vaincue. Elle change de tactique. Et conserve l’objectif : briser les grands corps, les véritables fossoyeurs de la République. Comment ? En supprimant le classement de sortie à l’ENA. « Une lubie », s’exclame Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes, encore horrifié par une telle perspective. Mais, cette fois, la ministre n’est pas seule face aux intouchables. Elle a des alliés : les élèves de la prestigieuse école, eux-mêmes !
La promotion George Orwell, qui vient de commencer sa scolarité, exige la fin du classement de sortie. « Notre carrière se joue sur un coup de dés, déplore un élève. Pour un dixième de point, on peut ou non entrer dans les grands corps, être ou non un privilégié à vie. C’est absurde. » Les « Orwell » organisent un vote. Les deux tiers se prononcent pour cet abandon. En vain. Ils ne sont pas les premiers à entreprendre une telle démarche.
Aussi étrange que cela paraisse, des pétitions de ce genre émaillent la vie de l’ENA depuis près d’un demi-siècle. La première apparaît en 1970. La promotion a pris le nom de Charles de Gaulle, qui n’est pas encore décédé. Dans ses rangs, elle compte notamment Alain Juppé. « Nous avons fait voter une motion dénonçant le classement de sortie, se souvient Marie-Hélène Bérard, qui faisait partie de cette promotion. Dans mon souvenir, Alain Juppé, qui sortira à l’inspection des Finances, ne l’a pas signée... »
En 1978, un certain François Hollande crée le Carena, le comité pour une réforme de l’école, qui réclame lui aussi – et toujours en vain – la disparition de ce hit-parade si déplaisant. En 2001, la promotion Mandela, celle de Laurent Wauquiez, lance un appel signé par 96 élèves sur 103 dénonçant une institution devenue « une machine à classer » qui « renforce les corporatismes ».
La promotion Macron porte plainte
Trois ans plus tard, c’est au tour de la célèbre promo Senghor, celle d’Emmanuel Macron. Elle rédige un rapport assassin intitulé « L’ENA, l’urgence d’une réforme ». Ce brûlot – que ses auteurs ne dévoilent pas facilement aujourd’hui – reproche à l’école de « dispenser une scolarité au rabais, qui n’est que l’alibi d’un concours de beauté organisé par les divers corps de l’État ».
Et, fait unique dans l’histoire, la promotion porte plainte collectivement contre le classement et obtient gain de cause au Conseil d’État. Motif : les épreuves de sortie comportaient des irrégularités. Mais cette décision n’est que symbolique, elle n’affecte pas les carrières déjà engagées, dont celle d’Emmanuel Macron à l’inspection des Finances. Car, pesée au trébuchet pour être soutenue par le plus grand nombre d’élèves, la plainte ne portait pas sur l’affectation des élèves... Rébellion « au rabais » ?
Très vite, les révoltés de l’ENA, surtout s’ils ont réussi à intégrer un grand corps et donc à mener leur carrière en première classe, remisent leur colère de jeunesse et se mettent, à leur tour, à défendre le classement de sortie. D’où son maintien pendant toutes ces décennies. Ce n’est donc pas un hasard si le premier chef de l’État à avoir tenté de supprimer ce tableau d’honneur de la République n’est pas lui-même énarque mais avocat : Nicolas Sarkozy.
Le combat perdu de Nicolas Sarkozy
Quand il arrive à l’Élysée, le nouveau chef de l’État promet la disparition du classement tant décrié. Un décret est même adopté en ce sens en septembre 2009. Les premiers élèves censés en bénéficier, la promotion Robert Badinter, celle de Juliette Méadel, future secrétaire d’État chargée de l’Aide aux victimes, sont ravis d’être débarrassés du poids de cette loterie injuste.
Mais, un mois plus tard, le 3 novembre 2009, le Conseil d’État se débrouille pour annuler le texte. Au motif qu’une loi, toujours supérieure à un décret, stipule que « les auditeurs du Conseil d’État sont nommés parmi les anciens élèves de l’ENA selon les règles propres au classement des élèves de cette école ». Pour l’abroger, il faudrait donc une autre loi. Or, à l’Assemblée, les grands corps ont de puissants relais, la résistance est trop forte. « À l’époque, ce sont les énarques de gauche qui ont fait capoter le projet au Parlement », se souvient François Sauvadet, membre de l’UDI qui, alors ministre centriste de la Fonction publique en 2011-2012, a tenté de relancer la réforme avant de jeter l’éponge.
François Hollande, lui-même membre de la Cour des comptes, essaye à son tour. Ou, plutôt, il laisse faire Marylise Lebranchu puis Annick Girardin, sans se mouiller comme son prédécesseur. Jusqu’à ce qu’il se ravise.
En février 2017, quelques semaines avant son départ de l’Élysée, le chef de l’État est reçu en grande pompe au Conseil d’État. C’est la première fois qu’il s’y rend depuis son accession au pouvoir. Oubliant les demandes de son éphémère Comité pour la réforme de l’ENA, il décrète qu’il est nécessaire de « maintenir l’accès direct aux grands corps ». Fermez le ban ! Les intouchables jubilent.
La note confidentielle de Girardin à Macron
Dans les derniers jours du quinquennat Hollande, Annick Girardin adresse une note d’une page à son ancien collègue, Emmanuel Macron, qui vient d’être élu à la présidence. Elle est révélée ici pour la première fois.
Elle propose de « réformer la haute administration ». Notamment grâce à « la suppression par la loi de la sortie directe de l’ENA dans les grands corps et les inspections générales ». Elle précise que « les élèves sortis dans la botte [seraient] affectés dans les corps concernés après dix ans d’activité dans l’administration ». En guise d’ultime revanche contre les intouchables, elle propose aussi de « réduire le rôle consultatif du Conseil d’État » et de « placer la Cour des comptes auprès du Parlement ».
Surprise, Annick Girardin est, avec Jean-Yves Le Drian, la seule ministre de François Hollande à faire partie du gouvernement d’Édouard Philippe. Mais avec le portefeuille des Outre-mer, ce qui est somme toute logique s’agissant d’une élue de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Que fera Emmanuel Macron de ses propositions ? L’ancien inspecteur des Finances a demandé au nouveau directeur de l’ENA, le conseiller d’État Patrick Gérard, de réfléchir à une réforme de l’affectation des élèves à leur sortie. Son idée, selon le porte-parole du gouvernement, serait de trouver un moyen pour que « ceux qui sortent les mieux classés de cette école n’aillent pas vers des institutions, mais plutôt vers des priorités politiques ». Reste à savoir comment.
Dans sa note à Emmanuel Macron, Annick Girardin suggère aussi de fusionner l’ENA et l’INET qui forme les hauts fonctionnaires territoriaux. Une manière habile d’en finir progressivement avec cette toute-puissante « énarchie » que Jean-Pierre Chevènement, lui-même énarque, dénonçait dès 1967. Annick Girardin n’est pas la première à vouloir supprimer l’ENA, loin s’en faut.
L’École Nationale des Archaïsmes
Avant elle, beaucoup ont proposé de débarrasser la France de cette école qui l’obsède. À commencer par le Parti socialiste dès 1972. Puis vient le tour de Jacques Chirac en 1995. Le candidat de « la fracture sociale » dénonce l’ENA comme « le symbole d’une élite qui a failli », d’« une caste qui se coopte », lui qui est aussi sorti dans la botte, comme son principal protégé, Alain Juppé. Élu, il n’entreprend rien contre l’École.
En 1999, des élus de droite prennent le relais et proposent de dissoudre l’ENA. Parmi eux, le fils de l’ancien président, Louis Giscard d’Estaing qui fustige avec humour « l’École Nationale des Archaïsmes ».
Lors de la campagne présidentielle de 2007, c’est François Bayrou qui propose de supprimer cette école, symbole à ses yeux du « verrouillage de la société française ». Un thème repris en 2017 par l’un des candidats à la primaire de la droite, Bruno Le Maire, l’un des rares énarques à avoir démissionné de la fonction publique.
Emmanuel Macron, lui, n’a jamais surfé sur cette vague-là. Dans Révolution, il se dit « favorable à ce que nous maintenions le concours de l’ENA », car « c’est une sélection au mérite ». Qui, selon lui, évite que les grands commis de l’État ne fassent l’objet d’« une cooptation de complaisance comme nombre de cadres de partis ».
Les mauvaises langues pourraient en conclure qu’en bon haut fonctionnaire il préférera toujours taper sur les hommes politiques plutôt que sur sa propre caste. Afin d’en préserver ses privilèges. Pourtant parfois exorbitants. Comme à Bercy.
Le « contractuel » de Macron
Tenez-vous bien : en 2015, cent cinquante cadres de Bercy étaient mieux payés que le chef de l’État ! Même un simple conseiller « contractuel » d’un ministre a reçu 181 395 euros bruts, soit 150 622 nets par an. Pour quel chef travaillait-il ? Macron ou Sapin ? « Je peux certifier qu’aucun conseiller, en particulier aucun contractuel, ne gagnait 180 000 euros [bruts], ni au cabinet de Christian Eckert [secrétaire d’État au Budget], ni au mien », assure Michel Sapin, à l’époque en charge des Finances. Il ajoute, malicieux : « Je ne peux pas vous donner la même assurance s’agissant du cabinet Macron [en charge de l’Économie] dont j’ignorais et ignore les rémunérations. » Le conseiller en question aurait donc travaillé pour le futur président dans son cabinet pléthorique, composé de vingt-huit membres, dont trois non officiels.